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Nathalie Collin : "Les géants de la tech sont peut-être innovants, mais ils n'ont rien de moderne"

Nathalie Collin
Nathlie Collin est la directrice générale adjointe du groupe La Poste, en charge de la branche numérique et de la communication. Léa Crespi

Pour la Directrice générale adjointe du groupe La Poste, en charge de la branche numérique et de la communication, la meilleure arme face à la crise est l’innovation. À condition qu’elle soit accessible et au service du plus grand nombre.

Madame Figaro. - Le grand public le sait peu : du Lab Postal, salon de l'innovation, à l'accélérateur de start-up French IoT, en passant par la formation des postiers au codage informatique…, sous votre impulsion notamment, le groupe La Poste s'est beaucoup engagé dans l'accès à l'innovation. Pourquoi ce thème vous tient-il autant à cœur ?
Nathalie Collin . - J'y ai été confrontée très tôt, dès la fin des années 1990. Je travaillais alors dans l'industrie musicale, qui a vécu coup sur coup l'arrivée du CD, puis du digital. EMI, dont j'étais directrice pour la France, a été la première maison de disques au monde à mettre son catalogue sur iTunes. Par la suite, j'ai continué ma carrière dans la presse. L'innovation était là aussi un défi majeur, tout comme elle l'est pour La Poste. Sous des abords traditionnels, le groupe est un spécialiste de la big data depuis très longtemps. Nous sommes par exemple un des experts de la reconnaissance d'écriture, qui nous permet de traiter industriellement 10 milliards de lettres et de colis par an.

L'envie d'un progrès plus inclusif est venue naturellement : tous les secteurs où j'ai travaillé étaient majoritairement masculins. Je me suis vite rendu compte qu'il y avait un petit problème. Or, je crois profondément que la mixité est source de richesse. Dans les comités de direction comme dans les équipes, montrent les études, les hommes parlent différemment dès qu'il y a plus de trois femmes dans une pièce. L'inverse est vrai aussi. Et je pense fondamentalement qu'il n'y a rien qu'une femme ne soit capable de faire.

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Tous les experts le disent : face à la crise qui se profile, il va falloir innover doublement. Pensez-vous que ce sera possible pour tous ?
Bien sûr qu'il faut innover. Mais il faut aussi garder à l'esprit que près de 30 % de la population française, soit 14 millions de personnes, reste à l'écart du numérique. La pandémie a accentué cette inégalité. 500.000 élèves ont décroché de l'école pendant le confinement. C'est énorme. C'est pourquoi nous avons mis en place un dispositif spécial, qui permettait aux enfants de poster leurs devoirs. Nos équipes les scannaient et les déposaient sur une plateforme numérique accessible aux professeurs, avant de les renvoyer par courrier, corrigés, aux élèves. De la même façon, beaucoup de personnes prestataires des allocations sociales n'ont pas de carte bancaire, donc pas accès au e-commerce. Pendant le confinement toujours, il a fallu communiquer par SMS avec elles pour qu'elles viennent retirer leur argent au guichet. Aucune technologie révolutionnaire là-dedans, mais tout cela a permis à celles et ceux qui sont éloignés du digital de ne pas décrocher complètement. Car le risque est là.

La Silicon Valley est l'un des endroits les moins mixtes de la planète

D'où peut venir l'impulsion d'un modèle de progrès moins excluant ? Des patron(nes) ? Des politiques ?
C'est d'abord un enjeu d'entreprise. Nous avons tous dans nos clientèles des personnes désarmées face au numérique - face à des tâches simples, comme se faire livrer ses courses ou effectuer une démarche administrative en ligne. Le numérique, quand ça marche, c'est formidable, mais quand ça ne marche pas, on est complètement bloqué. Face à un ordinateur, on est seul.

Certains n'ont simplement pas les moyens d'en acheter ni de s'abonner à Internet…
Oui, ou ils vivent dans une zone blanche où le réseau ne passe pas. On ne peut pas faire comme si ces personnes n'existaient pas. Comment faire société, si on ne le fait pas tous ensemble ? Il faudrait contraindre tous les services à proposer une alternative physique au digital, avec une exigence de proximité. L'autre enjeu majeur, c'est la formation des adultes. Nous formons 80 % de nos 250.000 salariés chaque année, et 100 % tous les deux ans. Des facteurs et des factrices apprennent à coder et changent de métier. Mais rien de tout cela ne suffira, bien sûr.

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Quelle est l'urgence selon vous ?
Il y a un enjeu très fort d'enseignement de base. On parle souvent d'enseigner le code informatique aux enfants, mais peut-être faudrait-il d'abord s'assurer qu'ils savent compter, lire et écrire en quittant l'école. En 2012, la France comptait environ 2,5 millions de personnes illettrées. Ce sont des gens de tous les âges. Le français est souvent leur langue maternelle, et la plupart exercent un emploi. Mais comment faire une recherche Google quand on ne maîtrise pas, ou mal, la langue ? Le chef Thierry Marx le dit : quand il forme des jeunes au métier de boulanger, il doit souvent leur réapprendre à compter pour qu'ils puissent mesurer les ingrédients d'une recette. Lire, écrire, compter et comprendre : c'est aussi primordial pour faire le tri entre toutes les sources d'information, mises sur un pied d'égalité par les réseaux sociaux.

L'économiste Daniel Cohen appelle de ses vœux un humanisme de la tech, "une technologie dont la finalité serait d'aider les humains à s'occuper des humains". Est-ce réaliste ?
Force est de constater que pour l'instant, la tech est plutôt déshumanisante. "The winner takes it all", comme dit la chanson : il y a une concentration, un accaparement inédits des richesses, dont une bonne partie n'est pas redistribuée. Une poignée d'acteurs mondiaux ont une puissance de feu supérieure à celle de grands États. Cela leur permet de décider, seuls, de financer telle ou telle fondation ou œuvre caritative. C'est le fait du prince : on privatise la redistribution, donc l'État. Pour moi, c'est un retour à la féodalité, mené par des entreprises qui visent l'hypercroissance. Les géants de la tech sont peut-être innovants, mais ils n'ont rien de moderne. La Silicon Valley est l'un des endroits les moins mixtes de la planète ! Imaginons que demain, le financement de la santé soit entièrement privatisé et que ces sociétés décident que l'avortement ne les intéresse plus… Laisser quelques entreprises penser le monde est extrêmement dangereux.

Les images de la soirée Business with Attitude au Madame Figaro

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Se pose aussi la question de leur politique sociale…
Le confinement nous a rappelé combien les travailleurs des plateformes pouvaient être indispensables à nos vies. Eux ont continué à travailler malgré le danger, mais sous quelle protection sociale ? Étaient-ils bien équipés en gants, en masques ? Ont-ils une mutuelle ? Peuvent-ils eux aussi être couverts s'ils sont malades, souscrire à des assurances, emprunter pour acheter un appartement… ? C'est un enjeu majeur.

Face aux fameux Gafam, les géants du Web, quels leviers d'action avons-nous ?
Humaniser la tech, c'est avant tout s'assurer que la richesse qu'elle produit soit redistribuée à ceux qui la génèrent. C'est-à-dire les clients, vous, moi, les particuliers, les entreprises. Quand nous demanderons-nous sérieusement à qui appartiennent toutes ces data qui génèrent tant d'argent ? Certainement pas aux géants de la tech. Ils se les approprient parce qu'on est dans une espèce de Far West, une période transitoire entre l'émergence du digital et la mise en place d'une régulation.

Si nous quittions tous un réseau social, il cesserait d'exister

Donc il faut réguler ?
Oui. Seulement, on a mis du temps à comprendre que nos vieux modèles de régulation ne s'appliquaient pas à la tech. Le numérique et l'innovation reposent sur des modèles économiques nouveaux et en constante évolution. Cela appelle une régulation nouvelle, mais aussi mondiale, puisque les Gafam se moquent bien des frontières. C'est un défi majeur. Mais je suis optimiste.

Pourquoi ?
Parce que en attendant, nous, consommateurs, avons un pouvoir. On l'a vu aux États-Unis, où des marques, en suspendant leur publicité sur tel ou tel réseau social, ont fait plonger son action de 8 ou 10 %. Bien sûr, nous sommes des nains face à ces empires. Mais ils reposent sur la confiance qu'on leur accorde et la matière qu'on leur fournit. Si nous quittions tous un réseau social, il cesserait d'exister. Ça, c'est un levier d'action.

Comment éduquer nos enfants, les armer, les former pour leur donner toutes leurs chances dans ce monde de bouleversements ?
Je crois que les enfants ont besoin de trois choses : qu'on les aime, qu'on leur transmette des valeurs, et de maîtriser les savoirs fondamentaux. Quand ils ont cela, ils poussent comme une plante le long d'un tuteur. Ce qui compte, c'est d'aimer apprendre. La curiosité ouvre au monde. Pour le reste, on n'est pas obligé d'être data scientist pour réussir sa vie. Laissons nos enfants devenir qui ils doivent devenir sans les enfermer dans une formation ou une carrière.

Nathalie Collin : "Les géants de la tech sont peut-être innovants, mais ils n'ont rien de moderne"

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